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Photo du rédacteurGrégoire Taconet

Les livres qui m'ont marqué : Pourquoi fait-il ça, de Lundy Bancroft


Couverture du livre (édition anglophone) "Why does he do that", de Lundy Bancroft


Se former pour être thérapeute, c'est ingurgiter beaucoup de connaissances, mais c'est aussi un parcours personnel, avec des découvertes, des surprises, qui vont modifier, parfois radicalement, ce qu'on estime être censé·e faire en tant que thérapeute et/ou la façon la plus pertinente de le faire. Dans cette rubrique, qui devrait comporter si tout va bien un article par mois, je vais parler de livres qui m'ont fait cet effet.


Sur les violences conjugales, j'avais lu plusieurs témoignages, de grande qualité (Le Monstre, d'Ingrid Falaise, Tant pis pour l'amour, de Sophie Lambda, 7ème étage, d'Asa Grennvall, ...), qui m'avaient permis de comprendre les mécanismes tellement insidieux des relations abusives. Mais ces récits, bien que souvent complétés par des explications théoriques, décrivaient le point de vue de la victime, qui est de loin le plus important. Impossible donc de donner du sens au comportement violent, destructeur, manipulateur, de l'agresseur·se.


Lundy Bancroft a plus de 15 ans d'expérience en tant que thérapeute auprès d'hommes auteurs de violences conjugales. J'avais relevé son nom, parmi d'autres, et j'étais curieux mais sans plus quand j'ai tiré au sort When Dad hurts Mom dans ma liste de livres à lire. J'ai vite été marqué par la qualité de l'argumentation, le pragmatisme de l'auteur, pour un sujet particulièrement complexe et sensible (comment se protéger et protéger ses enfants, en tant que mère, quand le père est violent, avant, pendant et après la séparation). Je crois en particulier que c'est la première fois que j'ai lu, écrit noir sur blanc et de façon factuelle, que dans une relation abusive, faire une concession, c'est, du point de vue de l'agresseur, donner un feu vert à plus de violence. C'est évident quand on connaît les mécanismes, je l'ai lu ensuite ailleurs sous d'autres formes (en particulier la description du narcissisme dans la thérapie des schémas), mais c'était la première fois que je le voyais dit aussi clairement.


Je me suis donc empressé de lire son livre plus généraliste, Pourquoi fait-il ça?, qui a depuis été traduit en français. J'ai fini les 400 pages en moins d'une semaine, et j'ai rarement pris autant de notes. L'auteur revient en particulier sur des idées reçues qu'il avait lui-même, et qui changent certes la façon de comprendre les mécanismes, mais surtout la façon d'agir : certaines idées reçues peuvent être néfastes, voire dangereuses! Par exemple, un passé douloureux ou même traumatique ne rend pas violent, ce qui ne remet pas en question la réalité du passé traumatique : la violence est une attitude choisie, qui découle d'une conception de ce que doit être la vie de couple. La confusion que ressent la victime n'est pas partagée : les auteur·ice·s de violences conjugales sont des expert·e·s en manipulation, l'auteur a pu le constater à de nombreuses reprises, et faire semblant d'être soi-même dépassé·e par les évènements est un mécanisme de manipulation extrêmement efficace, puisqu'il déresponsabilise et appelle l'autre à prendre soin de nous plutôt qu'à se protéger.


L'auteur donne de nombreux exemples issus de sa pratique pour montrer que les auteur·ice·s de violences respectent leurs propres limites, que la perte de contrôle, si spectaculaire qu'elle soit, est toute relative : un homme qui raconte, effondré, ce qu'il a fait sous l'emprise de l'alcool mais qui répond de façon méprisante et en changeant soudainement de ton "parce que ça laisse des traces" quand l'auteur lui demande pourquoi il n'a pas frappé sa conjointe au visage, une victime qui constate que quand son conjoint casse tout dans un accès de colère puis revient l'air désolé, il ne casse jamais ses affaires à lui et ne l'aide jamais à ranger...


La vraie racine de la violence, c'est ce que l'auteur nomme "entitlement" : les auteur·ice·s de violences estiment que leurs revendications (être au centre de l'attention, ne pas être contredit·e·s et certainement jamais contrarié·e·s, ...) sont des dûs, même quand elles sont contradictoires (reprocher à l'autre de travailler et se plaindre qu'iel ne gagne pas assez d'argent, ...), et même si elles sont implicites (reprocher à l'autre de ne pas avoir anticipé ses besoins est un mécanisme de manipulation extrêmement efficace). Dans cette mesure, d'une part le changement d'attitude est peu probable parce que ça impliquerait un changement profond de mentalité, et d'autre part, ce qui fonctionne le mieux, c'est de poser des limites, tout en se protégeant car les auteur·ice·s de violences conjugales n'aiment vraiment pas, mais alors vraiment pas, qu'on leur pose des limites.


En dehors de la qualité de l'argumentation, et bien plus que le CV de l'auteur (15 ans d'expérience, c'est considérable, mais on peut parfaitement les passer à conforter ses propres idées reçues), ce qui m'a convaincu de la fiabilité du propos est de constater à quel point ces explications étaient la pièce de puzzle manquante pour expliquer les témoignages lus, ou entendus personnellement. Et ça s'est renforcé avec ce que j'ai lu et observé ensuite, que ça relève du témoignage ou des textes plus théoriques.


Sauf que... c'est contradictoire avec l'Approche Centrée sur la Personne, que je pratique. Certes Carl Rogers écrit clairement qu'il ne se voile pas la face sur l'absence de bienveillance de certains individus, mais son modèle thérapeutique repose, c'est même l'un de ses trois piliers, sur une approche positive inconditionnelle : l'idée (dans le cadre de l'espace thérapeutique!) c'est, pour aller vite, que chacun·e fait ce qu'iel peut, avec ce qu'iel a, et dans un cadre d'accueil sans jugement va à la fois avoir plus de bienveillance envers soi et envers les autres. Autant dire que poser des limites fermes en préambule de quelque travail que ce soit, continuer de le faire de façon répétée, suspecter la manipulation (Bancroft évoque la thérapie, et dit que les auteur·ice·s de violences adorent manipuler leurs thérapeutes tout en faisant savoir à l'extérieur qu'iels ont énormément travaillé sur elles et eux), c'est contradictoire, voire l'exact opposé.


C'est contradictoire... et avec du recul ça ne l'est pas tant que ça. La non-directivité (le premier nom de l'Approche Centrée sur la Personne était la thérapie non-directive), c'est aussi mettre l'autodétermination au centre, donc n'aider à changer que les personnes qui veulent changer. Et une meilleure compréhension de la mentalité des auteur·ice·s de violences conjugales permet aussi de mieux accompagner leurs victimes, pendant et après, qui elles ont besoin de changer car les manipulations et les violences leur ont souvent fait du mal en profondeur.

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